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Le Chat Noir

Mars 1998: l'éditorial de Suzanne Ferry

«N'essayez pas de guérir les fous, les sages nous font déjà assez de tort.»

L'humour, la dérision face au découragement, au pessimisme, et surtout l'humour pour l'amour de l'humour: les deux prochains mois verront nos programmes empreints du désir de faire sourire.

La dinguerie nous cerne? Tant mieux!

Quand on n'est pas doué pour le sublime, il reste l'absurde. Ecoutez Cavanna: «Un spermatozoïde peut devenir un futur Mozart, ne jetez plus vos préservatifs dans la poubelle, mettez-les directement dans le piano.» Pourtant, c'est lui aussi qui affirme: «Nous investirons dans l'usine de cure-dents le jour où tous les enfants mangeront à leur faim.» A méditer.

Le Chat Noir

Le célèbre cabaret parisien Le «Chat Noir» ouvrit ses portes en février 1881 au n°8 du Boulevard Rochechouart, dans les locaux d'un ancien bureau du télégraphe aménagé en style Louis XIII - tables et bancs en chêne massif, vitraux de couleurs, fer forgé et cuivre rouge, pichets d'étain. Là fut créé du même coup le Montmartre chansonnier, dépossédant le Quartier Latin d'une suprématie qui remontait à Villon.

Son fondateur, Rodolphe Salis, était montré à Paris pour se faire un nom dans la peinture. Brossant des toiles invendables et invendues, ce peintre raté eut l'idée d'ouvrir un cabaret. Il devint en quelques semaines l'hôte le plus populaire et le plus redouté de Paris. Aristocrates, noceurs, demi-mondaines et ténors de la politique viennent s'encanailler, se faire tutoyer, injurier par Salis. Les spectateurs sont ravis: ne sont-ils pas venus pour se frotter au genre «artiste»? On raconte que, quand la salle était trop bruyante, Salis montait aux créneaux et lançait, souverain, «Peuple, tais-toi!.»

Jean-Paul Lacroix, grand collecteur d'histoires drôles, nous rapporte, que, certain soir, le Prince de Galles soi-même voulut connaître ce «Chat Noir», dont ses ami du Maxim' lui parlaient tant. Il se présenta, entouré d'une suite importante… «Tiens!» s'exclama Salis en le voyant, «Regardez-moi ce gros, si ce n'est pas le Prince de Galles tout pissé!» Et comme le futur Edouard VII sursautait: «Oh! pardon, Altesse, nous sommes confus… Quel honneur pour la maison!.» Puis, redevenant badin: «Et comment va la maman?»

La carte annonçait: «Littérature de premier ordre, consommations de premier choix.» On vous y proposait surtout l'absinthe, évidemment. Les garçons étaient vêtus en académicien; le portier était déguisé en grand uniforme de Suisse, avec bicorne et canne à pommeau d'argent.

Au fond du cabaret, une porte latérale discrète conduisait à «l'Institut», un obscur réduit servant de loge et de «pensoir» aux artistes, qui parfois y terminaient leurs poèmes. Cette pièce se transformait en salle à manger tous les soirs. Si les poètes n'étaient pas payés, au moins étaient-ils nourris au Chat Noir. «La soupe et le boeuf» étaient servis par le patron lui-même.

La population autochtone du boulevard Rochechouart - entendez les souteneurs du quartier - lassés de voir la clientèle huppée envahir son territoire tous les soirs, organisa une expédition punitive. Au cours de la bagarre, Salis reçut plusieurs coups de couteau, et un de ses garçons fut tué. Face à de tels arguments, Salis décida très vite d'émigrer vers des cieux plus hospitaliers.

Le Chat Noir s'installa dans un petit hôtel particulier au n°12 de la rue Laval, aujourd'hui rue Victor-Massé. Le déménagement fut comme son propriétaire, excessif. En pleine nuit, une fanfare éclata sur le boulevard, et un cortège costumé, torche au poing, déambula de l'ancien lieu au nouveau. Salis, en habit brodé et culotte courte, brandissait une épée. Une dizaine de voitures à bras transportant le mobilier clôturait le défilé. «Halte!» cria le grand barbu quand on arriva rue Laval. Il brisa son épée sur les marches et se rua à l'intérieur. L'aube suivante se leva sur un champ de bataille jonché de bouteilles vides; académiciens et mousquetaires fraternellement vautrés ronflaient comme des anges.

(à suivre…)

Souvenir, souvenir…

Une soirée hors du commun pour notre boîte à chansons; notre invité du jour sera Robert Cogoi qui nous fait l'amitié d'un passage.

Robert Cogoi débuta en 1962 en gagnant le Prix International des Variétés au Casino d'Ostende.

En 1964, il participe à l'Eurovision. Sans être le premier, sa chanson Près de ma Rivière devait devenir Disque d'Or. Et c'est l'époque des tournées: Mexique, Haïti, Moyen-Orient, Europe de l'Est, Amérique, Afrique.

En '76, grâce à sa chanson Quand on est seul, il remporte à Tokyo le prix de la composition devant un auditoire de 18 000 personnes. Un CD en '92: Meddley 60. Un autre CD en '94: Le Temps des Années '60. Son récital sera précédé du tour de chant de Jean-Jacques Kira qui fut à 17 ans, son premier choriste et qui vit en France depuis plus de 20 ans… de la chanson.

Pas beau tout ça?

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Mai 1998: l'éditorial de Suzanne Ferry

Si j'avais du temps…

…à gagner, je fonderais un journal qui relaterait uniquement le sourire à la vieille dame, l'effort de patience de ce monsieur toujours pressé de courir après son ombre, l'écoute vis-à-vis de cet enfant turbulent qui ne cesse d'envoyer des appels au secours, le clin d'oeil de cet automobiliste stoppant net pour deux jeunes Maghrébins, même et surtout si ces derniers l'ont un peu provoqué en traversant avec quelque arrogance. Eh bien, voilà qui est fait pour aujourd'hui.

Il me reste juste la place pour vous remercier de votre fidélité. Nous terminerons l'année principalement en chansons.

Bravo encore à tous nos amis comédiens, chanteurs, musiciens qui ont semé en nous tant d'émotions et de plaisir.

A bientôt.

Le Chat Noir (suite)

Dans le précédent numéro, nous avons vu pourquoi le Chat Noir, qui vit le jour en 1981 à Paris, a déménagé de la rue Rochechouart à la rue de Laval en 1885. C'est là que se situera la grande époque du célèbre cabaret. C'est là que se donneront, entre autres, les revues de Maurice Donnay (ce futur académicien). La plus réussie fut l'Epopée Impériale sur des dessins de Caran d'Ache. A cette époque, en effet, Henri Rivière a l'idée d'illustrer les chansons de ses camarades en faisant passer derrière une toile blanche savamment éclairée de petits personnages découpés dans du carton. Ce peintre, physicien, chimiste, mécanicien, porta l'art de l'ombre chinoise et ses jeux compliqués à un degré qui n'a jamais été dépassé, ce qui consolide définitivement la fortune de l'établissement. D'hebdomadaires, les représentations deviennent quotidiennes.

Qui tire les ficelles de l'humour? Le maître et grand artificier d'honneur (bruiteur dirions-nous aujourd'hui) Alphonse Allais. Un jeune barbu tenait le piano. Personne ne savait qu'il s'appelait Claude Debussy. Eric Satie l'épaulera bientôt; chapeau melon sur calvitie, barbiche et lorgnon - l'allure d'un vieillard précoce et malicieux. Vêtu avec une élégance méticuleuse, d'une propreté impeccable. Après sa mort, ses amis, forçant sa porte, trébuchèrent dans des boîtes de conserve entamées qui empestaient. Une couche de poussière vieille de plusieurs dizaines d'années recouvrait le tout.

De temps en temps, la troupe quittait Paris pour des tournées, en France, en Algérie, en Hollande, en Belgique (au théâtre de l'Alcazar).

La divine Yvette Guilbert avait fait siennes pas mal d'œuvres du Chat Noir qu'elle présentait avec un art consommé, très maigre dans sa longue robe jaune et ses longs gants noirs. L'embonpoint, la dévotion, le dégoût de la chanson ne lui vinrent que beaucoup plus tard.

Le Chat Noir se manifesta encore par la publication d'une feuille hebdomadaire d'allure fort libre qui cessa de paraître début 1897, en même temps que le cabaret laissant partout de profonds regrets.

Pourquoi cette disparition en pleine gloire? Parce que les uns moururent avant l'âge, imbibés d'absinthe, tandis que les autres, assagis et considérés devenaient académiciens, ministres, magistrats. Le patron, Rodolphe Salis, personnage tout en couleurs et en excès, se retira près du petit village poitevin où il était né 46 ans plus tôt Il y mourut la même année de solitude, d'alcoolisme et désœuvrement.

La profonde influence du Chat Noir sur la littérature et l'esprit est indéniable. Il a discrédité le naturalisme morose de l'époque en l'évoquant chargé d'outrances. Il a contribué au réveil de l'idéalisme et imposé cet esprit nouveau sans carcan, hardi, fait d'indépendance, de fantaisie et.. de simplicité.

Que de poèmes qui nous restent composés avec soin; que de couplets solides qui résonnent encore en nous…

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Septembre 1999: l'éditorial de Suzanne Ferry

Le Chat Noir… encore et encore

Le 23 octobre, nous recevrons Claude Antonini qui puisera gouaille, humour et poésie dans le répertoire des poètes du Chat Noir.

L'envie nous prend de vous reparler du plus illustre cabaret montmartrois (1881-1896). Malgré les deux articles déjà parus, il reste tant d'anecdotes à perpétuer qu'on pourrait y revenir à l'infini sans craindre la redite. S'il fut sans conteste le plus célèbre lieu du genre, il n'était pas le plus ancien. Le Lapin Agile existait déjà en 1867; de plus, ce dernier est le seul qui ait tenu contre vents et marées jusqu'à ce jour. Nous vous en reparlerons très prochainement, avec une grande surprise à la clef.

Fin de siècle, le Chat Noir était devenu le modèle obligé de tous ceux qui voulaient ouvrir un établissement où on pouvait boire en écoutant des chansons. Salis avait donné naissance à un prototype. Mais qui donc était ce géant roux à la voix rauque? Pour certains, un habile exploiteur de talents avec une prodigieuse nature de charlatan. Metteur en scène, cabotin, il connaissait la bêtise du monde qui s'amuse. Bien d'autres cependant ont contribué au mythe de Salis et du Chat Noir. L'image de l'alcoolique à la paupière ratatinée est occultée au profit de l'homme «qui porte beau.» C'était un costaud qui pouvait damer le pion aux souteneurs du quartier, qui pouvait cultiver les amitiés, qui avait le sens de l'art malgré son propre échec en peinture. Son journal fut une pépinière d'illustrateurs et sans lui, beaucoup de peintres, de poètes, de chanteurs n'auraient jamais percé.

Il a été à l'origine de la gloire de Willette (Parce Domine), de la carrière littéraire de Maurice Donnay, du succès de bien d'autres. En 1927, lors de l'invasion du jazz en Europe, certains allèrent jusqu'à prétendre que le premier jazz parisien était né au Chat Noir et qu'il avait pour «meneur» le pianiste de l'époque Charles de Sivry. Proust parle, dans son Amour de Swann, des multiples rencontres qu'on peut faire dans ce lieu unique.

Alors? Salis nettoyeur des artères bouchées du café-concert? générateur du monde moderne? «Qui ne l'a entendu ne peut se faire une idée de son bagout, de sa verve, de ses improvisations et pirouettes oratoires.»

En retour, ce sont les artistes qui ont sauvé Salis de l'oubli et perpétué son image. Tous ses biens ont été éparpillés en ventes publiques, à part quelques toiles maîtresses. La vente de sa bibliothèque, en 1922, révèle combien celui qui s'était fait appeler «Roi de la butte sacrée» vivait d'esbroufe: les œuvres dédicacées des plus grands littérateurs de l'époque accumulées pendant quinze ans n'étaient pas coupées. Il n'avait même pas eu la curiosité de les lire.

C'est le succès du Théâtre d'Ombres qui porta ombrage à l'écoute de chansons inconnues, de poèmes inédits. En fin de bail, il projette de remettre ailleurs, sous la même enseigne, le théâtre en exclusivité. La maladie l'en empêche. Tout ce qui avait donné au Chat Noir sa haute particularité entre en déliquescence du vivant même de Salis, s'adaptant progressivement à «l'industrie du spectacle.»

Le journal subsista quelque peu, mais, privé de l'âme du cabaret, il sombra dans l'oubli. Il fut pourtant tiré jusqu'à 20.000 exemplaires hebdomadaires, vendus sur place, envoyés aux abonnés des quatre coins de France. «Madame, avez-vous le Chat Noir?» valut un jour à Willette une mémorable gifle, la marchande étant une brunette.

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Novembre 1999: l'éditorial de Suzanne Ferry

Pierre nous a quitté le mois dernier. Il était le complice et contrebassiste d'Adrien: dix-sept ans d'amitié, de travail et de bonheur musical. La perte est grande. Puisse Adrien continuer à entretenir son souvenir par ses superbes récitals. Une affectueuse pensée aux filles de Pierre et à sa femme.

Nous avons reçu un petit mot d'encouragement de la part d'Yves Mathieu, qui nous demande de vous permettre de joindre facilement le Lapin Agile (voir le texte plus bas). Il lui suffisait de nous le demander, bien sûr!

Parmi tant d'écrits, tant de message du XXè, une phrase, petit axiome à emporter peut-être dans ses bagages pour passer d'un millénaire à l'autre: «Il faut s'aimer à tort et à travers.» Vous vous souvenez? A déverser comme un peu de poussière d'étoile sur la souffrance des hommes et leur envie de bonheur. Joyeuses fêtes et vive l'an neuf!

Nous faisons peu d'écho des «Jeudis Acoustiques du 22bis» organisés par Looking for Bernard. Pourtant leur succès va croissant. Il se pourrait qu'on les multiplie certains vendredis. A suivre.

Du Chat Noir au Lapin Agile

Si le Chat Noir fut, à Paris et dans le Monde entier, le plus célèbre et fulgurant cabaret durant quinze ans (1881-1896), le plus ancien et le plus authentique est bien le Lapin Agile qui perpétue la tradition aujourd'hui encore.

En 1867 déjà, cette «petite maison de Noël», posée au coin de la rue des Saules et de la rue Saint Vincent, abritait un estaminet nommé lugubrement «Aux Assassins.» En 1875, le peintre André Gill peint sur la façade une enseigne représentant un lapin sautant d'une casserole. Le Lapin à Gill (agile) était né. Nous y trouvons, un peu avant 1900, une des personnalités les plus célèbres de la vie montmartroise: le Père Frédé. Pendant plus de trente ans, avec sa casquette de Breton, sa barbe, sa pipe légendaire, il devient une institution par l'impulsion dominante qu'il imprime au cabaret. Dès qu'il y a un public, s'accompagnant d'une guitare, il chante; chacun récite ou reprend en choeur les chansons populaires.

Peintres, écrivains, poètes, musiciens se rencontrent, échangent leurs idées, s'apprécient, se critiquent ou s'entr'aident dans une atmosphère peu éclairée, enfumée, insolite et baroque.

Mac Orlan, se souvenant de sa jeunesse montmartroise, nous dit: «Les traces que l'on retrouve encore dans les murs et les plafonds du Lapin Agile sont autant de souvenirs de cette époque plutôt agitée que l'on a parfois tendance à enjoliver.» Dans le livre «Montmartre vu par ses peintres», A. Chazelle nous livre: «Si les murs du Lapin Agile avaient eu des oreilles et s'ils avaient aujourd'hui la parole, on pourrait rêver, s'extasier, rire et reprendre en choeur les chansons de Frédé ou de Bruand.» Mais… on peut rêver, s'extasier, rire, et chanter maintenant comme hier, rue des Saules. Nous l'avons fait et ne sommes pas près d'oublier… Des chansons reprises en choeur, des chanteurs sachant chanter (pas la moindre sono), des comédiens de talent. Au piano, Eric Robbrecht qui fut compositeur de Jean-Roger Caussimon.

Yves Mathieu préside depuis 1972 aux destinées de l'endroit. Animateur, chanteur, il est le fils de la chanteuse Yvonne Darle, femme de Paulo qui est le fils de Frédé - vous suivez toujours? - et à qui Aristide Bruant vendit en 1922 le cabaret qu'il avait sauvé de la pioche en le rachetant lui-même quelques années auparavant.

De la fin du siècle où les inconnus d'alors s'appelaient Modigliani, Max Jacobs, Apollinaire, Utrillo, Mac Orlan, Carco, Dorgelès, Rictus… aux années '30 avec, entre autres, Rina Ketty, Pierre Brasseur, Jacques Pills, puis Caussimon, puis Lagoya, Brassens, Girardot, plus près de nous, Zamfir, Jacques Debronkart, Robbrecht et puis tous ceux d'aujourd'hui dont certains seront les célébrités de demain.

Yves Mathieu s'efforce, dans une optique d'indépendance, de sauvegarder le patrimoine de la Chanson Française tout en favorisant l'éclosion de nouveaux talents. «Le cabaret est une école d'art de la plus haute valeur, le public - le meilleur des professeurs - vous enseigne des choses que personne n'apprendra jamais sur un banc.» Ambassadeur d'un patrimoine, le Lapin Agile véhicule une tradition française et parisienne appréciée par des publics du monde entier.

Nous laisserons à Nougaro le mot de la fin: «Le Lapin Agile, c'est le coffre-fort de l'éternité.»

Suzanne Ferry

Naissance d'un chef-d'œuvre

En 1912, le Père Frédé possédait un vieil âne, Lolo. Un groupe de journalistes, dont Roland Dorgelès, en révolte contre les innovations de l'école futuriste, trempèrent la queue de l'âne dans la peinture et tendirent une toile derrière Lolo tandis qu'on lui présentait de fraîches carottes. Les frétillements firent merveille: «Le coucher de soleil sur l'Adriatique» que signa Boronali fut présenté au Salon d'Automne, très remarqué et vendu 400 francs.

On n'est pas peu fier de ce célèbre canular sur la Butte, aujourd'hui.

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