adresse et remerciements Petits Lieux

Alphonse Allais (1854-1905)

Septembre 2001: l'éditorial de Suzanne Ferry

«O temps, suspends ton vol»
Et toutes les armes blanches
et puis les armes lourdes
qui étancheront peut-être
la soif de vengeance
mais augmenteront longtemps
le massacre des innocents!

 Nous n'allons pas nous étendre sur le sujet, mais il faut bien vous en parler un peu. Pendant notre courte absence d'août, la sono du cabaret et nos guitares (entre autres choses) ont disparu…

Tristesse

 Les bénéfices du bar et notre bénévolat ne suffisent plus à couvrir les frais de fonctionnement et le défraiement des artistes. Nous avons donc pris une décision difficile mais qui s'impose: nous demanderons pour certains spectacles une participation de 100 F (2,50 EUR) ou alors nous ferons «passer le chapeau» comme cela se fait en France. Nous savons que nous pouvons compter sur la compréhension de nos amis.

Allais Alphonse, Allez Alphonse, Allais

Les temps étant ce qu'ils sont, soyons optimistes, laissons le pessimisme pour les jours meilleurs (Peter Ustinov)

Alphonse Allais, ce conteur kilométrique, comme l'appelle J.-P. Lacroix*, est né le 20 octobre 1854, le même jour qu'Arthur Rimbaud; on l'accuse d'être né à Honfleur à seule fin de pouvoir dire les après-midi d'été «Il fait rudement chaud pour une si petite ville.» Au lycée, Allais défendit rudement sa place de bon dernier. L'histoire de France devint pleine d'imprévus: de «Courbe-toi, fier Sicambre» on l'entendit proposer «Cambre-toi, vieux si courbe.»

A 20 ans, il fut bon pour les «farces armées.»

 - Monsieur l'adjudant, serait-ce un effet de votre bonté de me dire où est l'ombre?
 - Lombre, connais pas c'gars-là. C'que vous m'chantez là?
 - Monsieur l'adjudant, ça fait des années que j'entends parler de l'ombre du drapeau qui protège la France. J'veux la voir.

Accablé l'adjudant! Mais il alerta quand même son collègue: «Drôle de lascar, encore un foutu intellectuel, tu me le tiens à l'oeil.»

Un jour, il demande une double permission de jour et de nuit.

 - Je suppose que vous avez une raison?
 - Oui, Monsieur l'adjudant, et une bonne, répond Allais: je suis bigame.

Le service militaire terminé, il n'achève pas les études de pharmacie qui lui auraient permis de reprendre l'officine de papa. Il en laisse l'honneur au frangin. Il préfère retourner à Paris et inonder de calembours ineptes une feuille de chou satirique intitulée Tintamarre.

En parallèle, sous l'influence pernicieuse d'un savant dévoyé qui répond au nom de Charles Cros, Allais devint un dangereux mystificateur scientifique - qui prôna l'utilisation à des fins industrielles de l'énergie créée par le mouvement oscillatoire du bras gauche des troupes en marche, qui écrivit au Président du Conseil Municipal de Paris en 1900, lors de l'ouverture de l'Exposition Internationale pour lui suggérer l'installation d'une pendule si immense qu'on pourrait se servir de l'obélisque comme balancier. Précisant son idée, il ajoute: «Ainsi, toutes les nations réunies à Paris dans le travail et dans la peine pourront enfin entendre sonner l'heure de la Concorde.»

Mais qu'en est-il de l'amitié scientifique de Cros et d'Allais? La soeur de ce dernier, Mathilde, rapporta qu'elle avait en sa possession deux photographies en couleurs que les deux amis avaient réalisées et qu'Allais poursuivit avec Cros, à Paris, ses propres expériences de synthèse de pierres précieuses. Jules Renard note dans son journal que les travaux d'optique, de physique et de chimie seraient oubliés aujourd'hui s'il n'avait été «grand écrivain», oubliés également, ceux de Charles Cros, s'il n'avait été poète.

Cros, en 1869 déjà, publie son étude sur les moyens de communication avec les planètes, exposant les avantages d'un système binaire ou ternaire. En 1879, Allais, enthousiaste, veut publier un fort intéressant article sur les dernières expériences et la stupéfiante découverte de Cros la pile physiologique qu'il a construite pour démontrer non seulement l'analogie frappante, mais encore l'identité absolue qui existe entre les courants électriques et les phénomènes nerveux.

«La logique mène à tout, à condition d'en sortir» affirme Allais et Caradec conclut: «Cette boutade est le paillasson sous lequel nous trouverons la clé de son humour.»

«Si Alphonse Allais régit en maître absolu le royaume de l'absurde, c'est avec les lois de la raison, y compris celles que lui avait confiées à l'oreille son ami Charles Cros. Avec un reste de FUMISME, Allais introduit la fêlure, l'erreur logique, l'exception dont il a fait la règle de son humour. Ecrivain du 19e siècle, il est aujourd'hui le seul humoriste capable de faire éclater un ordinateur de rire.» (François Caradec, La logique mène à tout Ed. Club France Loisirs)

*J.-P. Lacroix: L'humour loufoque. Ed. Jacques Grancher.

Chronologiethème

Novembre 2001: l'éditorial de Suzanne Ferry

Je t'accorde trois voeux
M'a soufflé à l'oreille
Une petite fée emportée par les elfes
Alors, soyons concis…

 - D'abord que les amis
N'oublient pas nos artistes
Les vendredis et les samedis
Au 22bis

 - Surtout que les petits
Aux yeux déjà ternis
Soient dans chaque pays
Aimés, guéris et bien nourris

 - Et qu'il pleuve sur le monde
Pour nous sauver des bombes
Une armée… de petits Ghandi
Mains au fuseau ou au pipeau
Fleur au fusil.

De la vache Allais à Cros (à l'absinthe)

Quel taquin impénitent, cet Alphonse qui réveilla un chef de gare à 3H de la nuit

 - Excusez-moi, c'est au sujet du distributeur automatique qui est dans votre salle d'attente.
- Qu'est-ce qu'il a mon distributeur? Il est détraqué?
 - Au contraire, il marche admirablement alors que ce genre d'appareil est toujours en panne. Je tenais à vous en féliciter personnellement.

L'amitié d'Alphonse Allais et de Charles Cros (de 12 ans son aîné) tient sans doute à ce double attrait pour les sciences appliquées et l'humour des lettres. Cros, né en 1842, enseigne à 16 ans l'hébreu et le sanscrit, termine sa médecine à 22 ans et se rue sur les sciences mécaniques et physiques. Sa géniale intuition lui fait découvrir à 25 ans le télégraphe et, quelques années plus tard, le paléophone, ancêtre du phonographe, huit mois avant Edison, en 1877. Ce n'est pas par hasard qu'un grand prix du disque porte actuellement son nom.

Dés 1879, il publie les principes de mécanique cérébrale qui prépare la voie à la psychothérapie actuelle, et en 1886 paraît dans le Journal de l'Avenir un article où il pressent l'avènement de l'informatique. Son écriture, témoignant d'une imagination insolite, rencontre peu d'écho chez ses amis parnassiens et symbolistes. En revanche, les surréalistes le désignent comme l'un des génies poétiques les plus authentiques du 19e siècle.

Après tous ces prodiges, le voici qui devient le chef dérisoire des Zutistes, déviation des Hydropathes, et commet ce poème sans queue ni tête. Le Hareng Saur. «Physicien, chimiste, philosophe et poète, je suis condamné depuis longtemps à n'être que l'humoriste titubant du Hareng Saur.»

Il est mort, comme il se doit, jeune (à 46 ans) et dans la misère: «Je n'ai rien, je dois beaucoup, je donne le reste aux pauvres.» Mais revenons à son ami A.A., initiales prédestinées pour celui qui, dans un de ses rares moments de lucidité, avait stigmatisé les effets de l'absinthe: élixir perfide composé de six plantes dont trois stupéfiantes et trois épileptisantes.

En amour, Allais oscille entre la chaste adoration et la gaillardise de corps de garde: «De la fleur bleue plein la braguette» eût dit Campion. Il était poétique et tendre quand il parlait des jolies femmes «Je fermai la bouche d'un baiser derrière l'oreille. Ses yeux, doucement, se mi-closent.»

On lui connut une passion, une vraie, incandescente, pour la flamboyante Jane Avril (voir l'affiche de Lautrec.) Il aurait pu, comme les autres, l'avoir pour un louis, mais il la demanda en mariage elle lui rit au nez. Alors, commence le calvaire chaque soir, au sortir du spectacle, il la relance avant de la regarder partir, riant aux éclats, au bras d'un autre, jamais le même.

Mais il en guérit et, à 40 ans, épouse une douce beauté flamande, blonde et rose de 23 ans Marguerite. Le bohème désargenté comprend mal ses goûts de luxe pour les meublés anglais et les cabanons sur la côte. Marguerite le met rapidement sur la paille, le condamnant au travail forcé, «hard calembour», l'obligeant à écrire ses contes la chaîne. «C'est fou ce que l'argent aide supporter la pauvreté» remarque-t-il.

1905: «Que sont mes amis devenus?» Disparu depuis longtemps Cros, son maître à penser, Salis du Chat Noir, son frère pharmacien, Sapeck et tant d'autres… En octobre, une mauvaise phlébite l'oblige à consulter: repos et, surtout, régime sec «Les toubibs sont étonnants» dit-il. «Si on les écoutait, on ne prendrait plus le temps de vivre.»

Deux heures plus tard, il est au bistrot. «Demain je serai mort», dit-il à ses amis. Il meurt le lendemain 9 h. du mat. En parfait état de gueule de bois, avait affirmé bien plus tôt «Si j'ai un jour du plomb dans la tête, ce sera du 6.35.» Mais on ne choisit pas toujours sa mort. Marguerite et leur petite fille Paulette seront prévenues et amenées à son chevet par Tristan Bernard, le fidèle des fidèles.

En avril 1944, d'un avion allié, une bombe égarée pulvérise sa sépulture et volatilise ce qui restait de lui. L'incorrigible farceur, grand mystificateur scientifico-macabre aura au moins connu un au-delà pyrotechnique. On n'en attendait pas moins de lui.

Chronologiethème